De l'enseignement de l'informatique
Ce petit texte a été co-écrit en 1992 avec
Thomas Schiex
comme préface de notre
livre. A le relire vingt ans après, il me semble avoir gardé tout
au moins un intérêt historique, si ce n'est une bonne partie de sa
pertinence... On peut toujours se demander si le malheur de
l'informatique en France ne vient pas du nom qu'on lui a choisi;
peut-être que si elle s'était appelé "science du calcul"
(le computer science de nos collègues anglo-saxons), elle
serait plus vite passée du stade de technique au stade
de science dans l'esprit de nos compatriotes...
Intelligence artificielle et informatique théorique - Introduction
L'informatique est certainement le domaine qui, dans les quarante
dernières années, a connu la progression la plus spectaculaire. D'une
part, le matériel a évolué à une incroyable vitesse:
en quatre décennies des machines énormes effectuant une centaine
d'opérations par seconde, disposant de capacité de stockage de quelques
milliers de caractères, valant (en francs constants) plusieurs dizaines de
millions de francs sont devenues des micro-ordinateurs exécutant des
dizaines de millions d'opérations par seconde, équipés de mémoire de
plusieurs dizaines de millions de caractères et valant moins d'une centaine
de milliers de francs.
Parallèlement, l'informatique a atteint le statut d'une science à
part entière. On a ainsi vu apparaître, ou se développer dans de nouvelles
directions, la théorie de la calculabilité, la théorie de la
complexité, les théories de programmation logique et fonctionnelle,
les théories des
graphes et des jeux, des théories rendant compte du
parallélisme, de la programmation objet, ou des mécanismes de
distribution de processus, en un mot ce qu'il convient d'appeler
aujourd'hui une science informatique. Ce développement foudroyant a eu
des retombées directes sur les techniques de programmation et de
conception, mais aussi sur la façon d'aborder les problèmes que l'on
souhaite "informatiser".
La rapidité de cette évolution a pris de cours aussi bien le grand
public, que les professionnels ou les enseignants:
- Le grand public a été et reste la victime de ce que
nous appellerons "l'idéologie des machines intelligentes et
omniscientes". On trouve un écho de cette idéologie dans le terme
intelligence artificielle, terme bien impropre comme nous nous
emploierons
à le montrer: croire en la possibilité de machines intelligentes ou
raisonnant "comme un être humain" relève de l'acte de foi et ne
repose sur aucun fondement scientifique. La thèse contraire n'est
d'ailleurs pas plus démontrable; tout au plus peut-on penser que si
jamais on parvient à réaliser une forme d'intelligence artificielle,
elle s'appuiera sur un matériel et sur des techniques fondamentalement
différentes de celles que nous connaissons aujourd'hui: les différences
profondes de nature, de structure et de fonctionnement de l'esprit humain
et d'une machine informatique classique expliquent l'échec répété
des prophéties annonçant la venue d'ordinateurs intelligents. Il ne
faut certes pas rejeter les résultats obtenus: les partisans de cette
approche ont été les alchimistes d'une nouvelle science: en cherchant
la pierre philosophale qu'est l'intelligence artificielle, ils ont
contribué à poser et développer les bases de la nouvelle science
informatique, mais il faut aujourd'hui s'employer à consolider ces
résultats et à leur donner une présentation rigoureuse.
-
Les professionnels se sont, eux-aussi, laissés bien souvent
dépasser par la rapidité de l'évolution de l'informatique. Les
"décideurs", dans nombre d'entreprises, restent circonspects ou
franchement incrédules face à la théorisation de l'informatique
moderne. D'autres au contraire se laissent abuser par des phénomènes de
mode ou de grands discours creux. D'autre part, les programmeurs, les
responsables du développement des programmes informatiques de nombre
de sociétés, restent bloqués dans des schémas vieux de vingt ans, se
révèlent incapables d'évoluer et sont même hostiles à toute
idée de changement.
-
La formation des
informaticiens faite il y a vingt ans était bien souvent très informelle.
L'informatique a été enseignée comme une
technique tenant du bricolage et de la débrouillardise. Une formation
technique présente de nombreux avantages immédiats:
l'individu est plus rapidement à même d'être "utilisable" et
"rentable" pour un éventuel employeur. Mais dans un domaine évoluant
aussi vite que l'informatique, il s'agit d'un calcul à court terme: à la
première évolution importante, le technicien sera privé de toute base
théorique à laquelle se rattacher: il se retranchera alors dans une
attitude visant à défendre "son" système d'exploitation, "son
langage, "sa" méthode de conception, "sa" méthode de programmation,
"son" logiciel... On pourrait penser qu'instruit par ce genre de
situation, un effort aurait été fait pour la formation
d'informaticiens. Or il n'en est rien. À l'exception des universités qui
ont rapidement créé des filiales licence-maîtrise-DEA dotées de programmes
couvrant l'essentiel,
l'enseignement de l'informatique en France peut être considéré encore
aujourd'hui comme sinistré, du primaire aux écoles d'ingénieurs. Des
plans informatiques absurdes comme l'opération 10000 micros ne pouvaient
que manquer leur objectif: savoir utiliser le clavier d'un ordinateur
relève de la bureautique, savoir le programmer de l'informatique. Donner
un accès à des machines facilitera peut-être l'agilité manuelle,
mais certainement pas les capacités de conceptualisation et de
théorisation nécessaires à tout enseignement scientifique. Le
véritable enseignement de l'informatique dans le primaire et le
secondaire passait par la formation de maîtres et de professeurs
spécialisés. Les méthodes actuellement en place n'aboutissent pas à
une formation, mais plutôt à une déformation des élèves qui la
subissent.
D'autre part, la formation informatique des élèves et futurs
élèves des écoles d'ingénieurs est bien souvent incomplète et peu formelle.
Pourquoi?
- Un des problèmes vient de
la place de la logique dans la science en France.
Comme le fait remarquer Pascal Engel, la logique est
presque absente du débat philosophique et mathématique
français, alors qu'elle occupe le devant de la scène dans ces
deux domaines dans les pays anglo-saxons. On ne peut que constater, et
déplorer hélas, cet état de fait, lié à des raisons
historiques, aussi bien dans le cas des mathématiques
que de la
philosophie. De Condillac à Dieudonné en passant par Poincaré,
l'école française a considéré la logique comme un domaine
soit extérieur aux mathématiques, soit trivial et ne demandant pas
d'études particulières.
Cela est d'autant plus regrettable qu'une bonne part de l'intelligence
artificielle puise aujourd'hui ses sources dans la logique, et que la
réapparition de l'enseignement de la logique n'a pu se faire que dans les
facultés à travers les DEA d'informatique. Dans les écoles
d'ingénieurs ne préparant pas au DEA informatique, la situation
est toujours aussi désolante: on consacrera des dizaines d'heures
à l'étude de techniques mathématiques intéressantes en soi,
mais qui n'apportent rien de fondamentalement nouveau par rapport à
l'enseignement des classes préparatoires, alors que la logique, domaine
nouveau et formateur, est simplement absente.
-
D'autre part, alors que l'université a rapidement profité de la
qualité de ses chercheurs-enseignants, certaines écoles d'ingénieurs sont placées
sous la tutelle d'ingénieurs qui n'ont eux-mêmes qu'une mauvaise connaissance
de ce qu'est devenue l'informatique
et comprennent mal la nécessité d'une évolution. La boucle est ainsi
bouclée, et peut se révéler extrêmement dangereuse dans le système français
qui donne aux ingénieurs des postes de décideur, et de responsable du
développement dans les entreprises.
-
Enfin, la formation en informatique faite "à la base" dans
les classes préparatoires tient plus du cours de serrurerie que d'un
véritable cours scientifique, et les travaux pratiques de chimie
font figure à coté de science fondamentale. L'informatique doit
être enseignée par des gens formés à cet effet, et non par des
amateurs, quelles que soient leurs qualités intellectuelles et leur bonne
volonté.
Nous sommes persuadés qu'une meilleure compréhension et une meilleure
utilisation de l'informatique dans la société passe avant tout par une
vraie formation rigoureuse de tous les individus à tous les niveaux.
Nous souhaitons rappeler à ce propos la phrase de Robert Escarpit:
"Les craintes qui se manifestent devant l'extension et la
multiplication des fichiers informatiques, et qui traduisent le refus
individuel de la standardisation, sont irraisonnées et probablement
exagérées. Le danger n'est pas dans l'informatique elle-même, qui est
un excellent instrument pour saisir l'information, la traiter et même la
produire par rapport au temps.[...] Ce que l'individu doit craindre, ce
n'est certes pas de devenir transparent du fait de l'emploi de
l'informatique, c'est d'être traité comme s'il était transparent,
comme s'il était entièrement définissable et quantifiable par un
nombre fini de paramètres.
Un individu instruit de la réalité des choses sera mieux à même de
maîtriser ce nouveau domaine, et moins enclin à se laisser entraîner vers
les images d'Epinal de l'informatique véhiculées par les médias.
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